Mounia Bennani-Chraïbi – Pourquoi les Marocains sortent dans la rue?

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Qu’est-ce qui fait sortir les Marocains dans la rue ? En quoi la mobilisation, et la gestion de cette mobilisation, ont-elles changé depuis la fin des années 90 ? Pour y répondre, Tafra a interrogé Mounia Bennani-Chraïbi, professeur de science politique à l’Université de Lausanne et auteur de nombreux travaux sur la sociologie des mouvements sociaux, les jeunes, les mobilisations électorales et le militantisme – associatif et partisan – en contexte autoritaire.

Qu’est-ce qui fait sortir les Marocains dans la rue depuis l’Indépendance ?

Il y a l’éducation : en 1965, il y a une circulaire qui interdit l’accès du secondaire aux personnes âgées de 17 ans et ça donne les événements de Casablanca. En 1984, l’annonce de mesures qui portent atteinte à la gratuité de l’enseignement : il y a eu énormément de mobilisations un peu partout au Maroc.

Le coût de la vie est une autre catégorie. Ça n’a pas commencé avec le large mouvement de boycott au printemps 2018. Il y a eu les coordinations de la cherté de la vie dans les années 2000 et dès 1981 avec les politiques d’ajustement structurel et puis l’augmentation des produits de première nécessité. Il y a aussi la question de l’emploi avec les diplômés chômeurs depuis 1991.

La solidarité avec les causes régionales : Palestine, Irak. La guerre du Golfe a fait sortir les gens dans la rue en février 1991, c’était une des premières grandes manifestations.

Ensuite, il y a des questions liées aux valeurs, aux normes, aux droits, qu’il s’agisse des marches en lien avec la réforme du code du statut personnel en 2000 ou des manifestations pour la libération de prisonniers politiques ou en lien avec les victimes de la répression pour les droits de l’Homme…

En quoi la mobilisation a-t-elle changé depuis la fin des années 1990 ?

Il semble qu’elle a beaucoup changé en lien avec différentes dynamiques. D’abord, si on remonte plus loin, à la fin du Protectorat, on voit petit à petit que la mobilisation se déplace du rural “bled siba”vers les grandes villes. Les villes deviennent le théâtre de la mobilisation et le Makhzen quadrille le rural. Il y a des mouvements de guérillas mais la mobilisation se joue dans les grandes villes. Ensuite avec la libéralisation, on va voir que la mobilisation va s’étendre vers les moyennes, les petites villes et même vers le rural. Le mouvement du 20-Février, le 24 avril, il y avait 110 localités qui étaient mobilisées.

Il y a un deuxième niveau qui est une transformation de la figure du manifestant. On passe de la khassa (élite) à la âamma (masse). Il y avait les figures politisées : l’étudiant, l’ouvrier syndicalisé, le salarié, le fonctionnaire et là ça se diversifie. On peut trouver des mobilisations de vendeurs ambulants, de bidonvillois et surtout ça se féminise. Le mouvement des soulaliyates de 2008 à 2011 en est un excellent exemple.

Ces deux mouvements, ce déplacement sur le plan local, sur le plan des figures, est sous-tendu par un autre mouvement qui est celui de la pacification de la mobilisation. Avec la libéralisation relative de l’espace politique, il y a eu une transformation dans la manière de réprimer. On va arrêter, du côté des autorités, de faire des bains de sang et il va y avoir une sorte de pacification de la sortie dans la rue qui devient relativement moins coûteuse. Ca ne finit pas en bain de sang comme en 1981 ou en 1984.

A partir de là, on observe aussi une diversification : les mobilisations ne sont plus impulsées par des syndicats ou par les partis politiques qui utilisent la rue pour faire pression sur les autorités. On va voir une diversification qui se traduit dans les modes d’action : ce n’est plus la grève, la manifestation, le sit-in. On va voir aussi des caravanes, la démultiplication de pétitions, le boycott et bien d’autres choses.

En quoi la gestion de la mobilisation par les autorités a-t-elle changé ?

Entre 1988 et 1998, il y avait plusieurs phénomènes qui ont favorisé la libéralisation politique. Construction des droits de l’Homme comme une problématique légitime à l’échelle internationale, des espoirs de démocratisation chez les voisins, les désenchantements face à la guerre civile en Algérie, des inquiétudes face au devenir du Royaume ; le roi commençait à être malade.

Inversement entre 2013 et 2018, j’ai l’impression que la manière dont les temporalités,
je dirai, mondiales, régionales s’articulent avec le temps biologique du roi du Maroc semble beaucoup plus inciter à la délibéralisation. Face à un roi dont la santé suscite à nouveau des rumeurs et aux images de guerres civiles qu’on a dans la région, l’épouvantail du chaos ne marche plus auprès des protestataires.

Quant aux autorités, elles semblent avoir du mal à réajuster leurs recettes habituelles pour entraver la protestation. Elles sont un petit peu contraintes de naviguer entre deux rives, ne pas donner l’impression que ça paye de protester et en même temps éviter d’intensifier la répression jusqu à amplifier la mobilisation.

Le mot de la fin

Pour moi le problème aujourd’hui, c’est qu’à l’heure de Poutine, de Trump, d’Erdogan, d’Assad, à l’heure où les forces contre-révolutionnaires se sont organisées sur le plan régional, le Palais va-t-il se laisser séduire par le message dominant, à savoir que la violence paie ?

Je pense que là, il jouerait gros parce que comme on dit en marocain, on ne peut pas revenir en arrière. Au sein de la société, il y a eu tout un travail d’accumulation, d’organisation. On n’est plus face à des gens qui sortent parce qu’il y a un syndicat ou un parti qui a appelé à la grève et on en profite. Aujourd’hui, même des dispositifs comme l’INDH, même les mobilisations clientélaires pendant les élections ont favorisé la construction de réseaux, le fait que des normes aient circulé. Donc tous ces réseaux, et pas simplement les réseaux Facebook, peuvent servir et servent de rouages à la contestation. Donc on ne peut pas revenir en arrière à mon avis.

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