Soutenir la démocratie ou le candidat qui la trahit ? Les électeurs américains entre principes démocratiques et intérêts politiques

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Alors même que les États-Unis affichent des niveaux très élevés d’adhésion à la démocratie, sa défense à travers les urnes est-elle suffisamment solide pour dissuader les comportements antidémocratiques des politiciens ?

Introduction

Aux Etats-Unis, l’adhésion aux principes démocratiques est-elle suffisamment forte pour que l’électorat puisse freiner les comportements antidémocratiques des élus ? En principe, dans une démocratie, les votants peuvent arrêter les candidats qui ont des tendances autoritaires en provoquant leur défaite dans les urnes.

C’est la question que se posent Matthew H. Graham et Milan W. Svolik, chercheurs à l’université de Yale : quand un candidat de mon parti soutient des positions antidémocratiques en voulant, par exemple, limiter la liberté de la presse ou l’indépendance de la justice, combien suis-je prêt à sacrifier ces principes pour d’autres considérations comme l’idéologie, la loyauté envers mon parti ou d’autres préférences politiques ?

Les auteurs avancent que la compétition électorale confronte souvent les électeurs à deux considérations contradictoires : les intérêts partisans et les principes démocratiques. Or plus les électeurs sont polarisés, c’est-à-dire plus ils sont divisés en deux camps (gauche et droite) qui seraient fortement opposés, plus l’enjeu des élections augmente. Et donc, moins les électeurs seraient prêts à punir un candidat du parti qu’ils soutiennent mais dont les positions violent les principes démocratiques, en votant pour un candidat du parti opposé, peu attrayant mais qui respecte ces principes.

Les deux chercheurs testent leur théorie d’abord via une enquête en ligne où 1691 citoyens américains représentatifs de l’électorat ont été amenés à choisir entre deux candidats hypothétiques, et ensuite en examinant la manière dont avaient fluctués les votes dans l’Etat américain du Montana suite à l’agression d’un journaliste par l’un des candidats en lice aux élections de 2017. 

L’expérience du choix du candidat

Durant l’expérience, chaque personne interrogée devait choisir entre deux candidats générés aléatoirement. Ces candidats avaient des caractéristiques et des programmes qui se rapprochent de ceux des élections réelles, notamment sur des questions de politiques économique et sociale. En outre, certains de ces candidats pouvaient soutenir une position allant à l’encontre des principes démocratiques fondamentaux, notamment la tenue d’élections libres et équitables, ou encore l’existence de certaines libertés civiles (liberté de justice, liberté de la presse, etc.). En amont, l’on avait aussi sondé les sensibilités politiques sur ces mêmes questions de politique économique et sociale, permettant d’établir la proximité entre le répondant et chacun des deux candidats.

L’expérience a séparé les répondants en deux groupes. Le premier groupe a été confronté au scénario D+ contre D+, dans lequel les répondants devaient choisir entre deux candidats qui respectent les principes démocratiques, le second au scénario D- contre D+, où candidat 1 mettait en péril ces principes.

En comparant combien, dans chacun de ces deux groupes, le soutien pour le candidat 1 (celui qui menace parfois les principes démocratiques), on peut établir l’importance que les Américains accordent à la démocratie. Les auteurs remarquent que le passage de la situation D+ contre D+ à D- contre D+ diminue de11,7% la part de vote accordée par les électeurs au candidat qu’ils ont initialement soutenu. Autrement dit, seulement un peu plus de 10% des Américains accordent suffisamment d’importance à la démocratie pour punir un candidat qui entrave l’un de ses principes.

Figure : Proportion des électeurs faisant défaut au candidat le moins démocratique, selon la proximité des électeurs avec le programme politique défendu par le candidat. Cette figure représente la différence “% répondants qui choisissent le candidat 2 quand le candidat 1 est D-” – “% répondants qui choisissent le candidat 2 quand le candidat 1 est D+”. L’axe des x représente la proximité idéologique entre le répondant et le candidat 1, calculée en comparant les positions défendues par le candidat 1 et les préférences du répondant. Seuls les répondants centristes (proximité entre -0.6 et 0.8) ont tendance a faire punir les candidats antidémocratiques.

Les auteurs montrent que, derrière cette moyenne nationale, la position politique du répondant joue beaucoup. La figure ci-dessus répète l’exercice, mais en divisant la population par groupe de préférence pour le candidat 1. Les répondants « centristes » (ceux qui ne sont proche d’aucun des deux candidats) sont bien plus disposés à punir le candidat anti-démocratique que les répondants « radicaux » (ceux qui soutiennent fortement l’un des deux candidats). En moyenne, la part des votes des centristes (milieu de la figure) pour leur candidat initial diminue de 12,9 points de pourcentage lors du passage de la situation D+ contre D+ à D- contre D+, alors que dans le groupe des radicaux (côtés gauche et droit de la figure), cette diminution ne représente que 3 points de pourcentage. Ainsi, dans un électorat fortement polarisé, c’est-à-dire où la grande majorité électeurs serait composée de radicaux, les candidats aux mesures antidémocratiques seraient faiblement pénalisés lors des élections.

Le même raisonnement s’applique aux programmes des candidats. Si les deux candidats adoptent des positions radicales, les électeurs ont tendance à moins sanctionner les comportements antidémocratiques de leur candidat que lorsque ces mêmes candidats adoptent des positions centristes. Lorsque deux candidats modérés s’affrontent, près de 16% des électeurs sont prêts à ne plus soutenir leur candidat en cas de propositions antidémocratiques ; et lorsque les deux programmes divergent à l’extrême, la proportion d’électeurs prêts à désavouer leur candidat préféré devient alors quasi-nulle.

Notons enfin que dans cette expérience, les répondants démocrates et républicains ont fait jeu égal. Ainsi, aucun des deux partis politiques américains n’est plus désireux que l’autre de protéger la démocratie.

L’expérience naturelle du Montana de 2017

Ces questions ont des implications réelles. Le président Donald Trump multiplie par exemple les attaques contre la démocratie. Mais un évènement survenu en 2017 permet de vérifier l’argument. A la veille de l’élection du Montana pour la Chambre des représentants des États-Unis, l’un des deux candidats, le républicain Greg Gianforte, a agressé le journaliste Ben Jacobs, après que celui-ci l’a interrogé avec insistance sur sa position à l’égard de la réforme du système de santé. Un acte que les auteurs interprètent comme un signal que le candidat ne respecte pas la liberté de la presse.

Afin d’évaluer si cette entorse à un principe démocratique fondamental a pu entraîner une réaction des électeurs, les auteurs ont cherché à comparer, dans les 87 circonscriptions que compte le Montana, les votes des électeurs ayant voté par correspondance avant l’agression, et ceux qui ont voté, physiquement, le lendemain de celle-ci. Ils prennent aussi en considération les votes de ces circonscriptions aux précédentes élections, en 2016, afin de déterminer leur couleur politique générale.

Les auteurs constatent d’abord que l’agression en question a globalement eu une très faible incidence sur la variation des votes envers le candidat violent : elle ne lui a approximativement fait perdre que 3,6% des électeurs.

Mais c’est surtout la manière dont cette perte de voix se distribue selon la couleur politique qui est parlante (voir la figure ci-dessous). En effet, seuls les bureaux de vote ancrés dans des zones où l’électorat est traditionnellement modéré (tendance centriste) ont sanctionné l’agression du journaliste en votant au-delà de leurs préférences partisanes habituelles, c’est-à-dire en s’abstenant ou en votant pour le candidat démocrate. Dans les circonscriptions traditionnellement affiliées au parti Républicain, la loyauté partisane l’a emporté sur la fidélité aux principes démocratiques, et les électeurs ont très peu réagi par les urnes suite à l’agression du journaliste. Une très faible variation des votes envers le candidat républicain dans ces circonscriptions est en effet relevée : plus la circonscription était républicaine en 2016, plus les électeurs pardonnaient l’agression du journaliste en 2017, et donc votaient pour le candidat agresseur – qui a d’ailleurs remporté le siège.

Figure : Différences dans les changements de vote pour le candidat républicain à la Chambre des représentants des États-Unis dans le Montana, au niveau des circonscriptions, entre novembre 2016 et mai 2017

Conclusion

Cette recherche constate ainsi que seule une petite partie des Américains donne la priorité aux principes démocratiques dans leurs choix électoraux, et que leur tendance à le faire diminue selon leur polarisation politique. Autrement dit, leur exercice du contrôle démocratique est étonnamment limité.

En principe, la démocratie est ”auto-renforcée” : les hommes politiques anticipent que s’ils se comportent de manière anti-démocratique, leurs partisans vont les punir en votant en nombre suffisant pour un concurrent et ainsi provoquer leur défaite.

Or, Matthew H. Graham et Milan W. Svolik expliquent pourquoi ce contrôle électoral peut échouer dans les sociétés polarisées politiquement, et ce même chez les électeurs qui croient en la démocratie. Il semblerait que dans les sociétés fortement divisées politiquement, comme aux Etats-Unis, dont la démocratie est pourtant l’une des mieux établies, les électeurs placent souvent les fins partisanes au-dessus des principes démocratiques. Ceci les mène d’ailleurs à affirmer que « la polarisation [politique] sape la capacité du public à servir de contrôle démocratique ».

Cela serait d’autant plus vrai dans les pays et les régions où un parti jouit d’un avantage électoral significatif. Les politiciens du parti majoritaire peuvent être effectivement protégés d’une sanction électorale, même en ayant violé des principes démocratiques fondamentaux. Le fait qu’ils en prennent conscience est d’ailleurs susceptible de favoriser un certain sentiment d’impunité, notamment au sein des jeunes démocraties. C’est donc la stabilité de la démocratie, ou plutôt sa fragilité, qui est mise en perspective.

En savoir plus

GRAHAM, M., & SVOLIK, M. (2020). Democracy in America? Partisanship, Polarization, and the Robustness of Support for Democracy in the United States. American Political Science Review,114(2), 392-409.
DOI: 10.1017/S0003055420000052

Crédit photo : White House DC, © Wikimedia

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