En l’absence d’union entre acteurs politiques, l’achèvement des projets de développement est constamment hypothéqué.
Routes, écoles, hôpitaux…autant de projets de développement visant à améliorer les conditions de vie des gens et partant, indispensables à la croissance économique et à la stabilité politique. Reste qu’y accéder constitue encore un défi dans les pays en développement, avec des conséquences parfois dramatiques. C’est ainsi qu’on a vu, en octobre 2016 au Nord du Maroc, un mouvement de contestation sociale dénonçant, entre autres, les retards dans de nombreux projets entrant dans la réalisation du grand chantier Al Hoceïma Manarat Al Moutawassit. Mais pourquoi ces retards dans la mise en œuvre de tant de projets de développement ?
Si la question se pose pour le Maroc, elle se pose également pour nos voisins continentaux. Et c’est en étudiant, au Ghana, plus de 70% des projets de développement conduits dans les 479 districts du pays (l’équivalent de nos communes), que Martin J. Williams développe dans son article une nouvelle approche de cette question, fondée sur l’action collective. Sur deux ans, de 2011 à 2013, il a ainsi collecté et traité les données de 14 000 projets. De quoi saisir, localement, l’ampleur du phénomène : un tiers des projets de développement démarrés… ne sont jamais achevés ! Des abandons qui engendrent non seulement des pertes financières, puisqu’on évalue les dépenses effectuées à 20% du budget d’investissement public local, mais qui ont aussi des conséquences sociales. Pour Williams, cette enveloppe aurait pu servir par exemple à la construction de 667 écoles de trois pièces par an. Alors, faut-il regarder, une fois encore, du côté des habituels mis en cause que sont la corruption et le clientélisme pour expliquer ces non-achèvements de projets ?
Corruption et clientélisme sur le banc des accusés
L’explication apparaît insuffisante à Williams. Certes, corruption ou clientélisme expliquent pourquoi on construit ceci plutôt que cela ou pourquoi on ne fait rien, mais ils n’expliquent pas vraiment pourquoi on arrête un projet entamé. Poussons le raisonnement : l’hypothèse de la corruption suppose que les entrepreneurs en charge du projet, peut-être en complicité avec les élus, préfèreraient l’abandonner pour mieux s’enrichir ; hypothèse que ne corroborent pas les observations de Williams puisqu’à l’inverse, ces entrepreneurs sont sous-payés. De la même façon, l’hypothèse du clientélisme présume qu’à l’approche des élections, il devrait y avoir plus de projets inachevés, donnant aux élus la possibilité de « récompenser » leurs électeurs en terminant ces projets. Là encore, les faits ne recoupent pas l’hypothèse : le Ghana a connu des élections en 2012, année qui a connu le taux le plus élevé de projets achevés.
Williams avance donc une troisième hypothèse, bien plus terre-à-terre : les élus locaux ont du mal à se mettre d’accord pour la mise en œuvre d’un projet. En d’autres termes, ils ont un problème d’action collective.
L’instabilité des alliances politiques mise en cause
Au Ghana, les membres qui siègent à l’assemblée du district sont pour une large part – 70% – élus au suffrage direct. Néanmoins, les 30% restants ainsi que le président du district (DCE) sont directement nommés par le président du pays. Ce qui engendre des coalitions parfois très hétéroclites, au sein desquelles mettre en œuvre un projet nécessite la constitution d’alliances entre acteurs issus de formations politiques différentes. Le problème est que ces alliances sont instables, ce qui fait peser des risques constants sur l’achèvement des projets décidés en assemblée.
Ce problème d’action collective est d’autant plus pénalisant pour mener à bien les projets que leur réalisation s’étale dans le temps. Au Ghana, les dépenses sont versées à l’entrepreneur par tranches ; chacune d’elle doit, à chaque fois, être confirmée par les élus. Mais dans l’intervalle, les priorités peuvent changer et il devient dès lors impossible de réformer une alliance. Résultat : le projet est abandonné.
Williams prend pour exemple le district de Kwabre East. Fin 2010, le district a débloqué des fonds pour la construction d’une école dans la communauté d’Aboaso. L’école devait être finie en 7 mois. Trois ans plus tard, le projet n’est toujours pas achevé. Entre temps, près de 11 000 dollars ont été déboursés ; il en manque 17 600 pour le terminer. Le manque de fonds n’est pas en cause puisque sur la même période, le district a dépensé plus d’1,3 million de dollars[1] dans d’autres projets.
La preuve par les modalités du financement
Au Ghana, deux types de fonds servent à financer les projets de développement : un fonds public, où l’intégralité des ressources vient du gouvernement central, et un fonds international, où une partie des ressources provient des bailleurs internationaux. Si les élus peuvent dépenser les ressources du premier comme ils le souhaitent, ils sont dans l’obligation d’achever tout projet entamé pour accéder aux ressources du second. En comparant, non pas les districts entre eux mais, à l’intérieur de chaque district, les projets financés par chacun des fonds, Williams montre que le taux d’achèvement est largement corrélé aux modalités de financement (30% de plus en moyenne pour les projets financés grâce au fonds international).
Pour valider son hypothèse et démontrer que la capacité des politiciens à résoudre leurs problèmes d’action collective fait toute la différence dans l’achèvement des projets, il compare cette fois les districts où le parti gagnant, le NDC, dispose d’une large majorité, à ceux où il a obtenu un faible score. Son postulat étant que plus on a de difficultés à former une coalition, moins les chances d’achever un projet sont élevées. Et inversement.
Comme on peut le constater sur la figure ci-dessus, dans un district où le NDC est en difficulté, une école de six pièces, financée grâce au fond international, aurait une probabilité d’achèvement annuelle d’environ 50%. Probabilité qui ne serait plus que de 32% en cas de financement sur fond public. En revanche, dans les districts contrôlés par le NDC, on observe aucune différence : les deux types de projets ont une probabilité d’achèvement de 48%.
Le mot de Tafra
Que retenir ? D’abord, qu’il existe une différence entre démarrer un projet et l’achever. Ensuite, que si le clientélisme et la corruption peuvent nous expliquer pourquoi on construit quelque chose, ou pourquoi on n’a rien fait, ces phénomènes restent insuffisants à expliquer pourquoi on n’achève pas un projet. Enfin, que beaucoup de nos problèmes viennent simplement du fait que les politiciens qui nous représentent ont des intérêts divergents.
Cet éclairage ghanéen apporte un autre regard sur les événements qu’a connus Al Hoceïma à partir d’octobre 2016 et conforte la vision rapportée par la Cour des Comptes dans son rapport d’évaluation du programme de développement de la province d’Al Hoceïma.
Si les magistrats n’ont pas constaté de détournements de fonds ou de corruption manifeste, ils n’en n’ont pas moins relevé que : « le processus de choix des projets à réaliser dans le cadre de ce programme ne répondait pas à une vision stratégique intégrée et partagée par tous les partenaires » (…) ; ou encore qu’ « Au niveau de la gouvernance du programme, la Convention a prévu un comité local de supervision et de suivi présidé par le gouverneur de la province d’Al Hoceïma, et une Commission centrale de suivi sans toutefois en désigner de président. Le comité local de supervision et de suivi n’a pas été en mesure de mobiliser les autres partenaires en termes de contribution effective et de réactivité (…) ».
Dès lors, on peut questionner les capacités d’action collective de nos élus, entre ceux du PJD, dont le parti dirige le gouvernement et ceux du PAM, arrivé premier aux élections régionales.
On peut également réfléchir à des règles de contrôle des dépenses permettant de s’assurer qu’on termine ce qu’on a démarré ; mais aussi à des règles électorales privilégiant une plus faible dose de proportionnelle afin de dégager des majorités plus larges.
[1] Les montants sont exprimés au cours de janvier 2018
Pour en savoir plus :
American Political Science Association, 2017. DOI : 10.1017/S0003055417000351 ; manuscript pré-publication
Crédit photo : Louis WITTER – LE DESK