Démocraties et autocraties s’engagent dans la libéralisation financière, mais pour des raisons bien différentes.
Pourquoi un régime autocratique choisit-il la libéralisation financière là où l’explication classique voudrait qu’il s’appuie plutôt sur la répression financière – qui permet de réduire la concurrence et surtout de rediriger les bénéfices économiques vers le gouvernement ou ses supporters ? Pourquoi prendre le risque d’ouvrir ses marchés quand la libéralisation financière rend la démocratisation plus probable ?
Plus de 40 autocraties ont pourtant libéralisé leur économie depuis 1966. Un constat pour le moins surprenant, et contraire à l’explication standard qui veut que libéralisation rime avec démocratisation.
De nombreuses explications ont été avancées, parmi lesquelles la conditionnalité des prêts du FMI. Une explication loin d’être suffisante au regard des faits. L’Indonésie de Suharto a libéralisé son marché financier à une période où elle n’avait pas reçu de prêt du FMI ; la libéralisation du Chili est plus conforme à cette thèse, bien que les réformes financières aient commencé avant la mise en œuvre des programmes du FMI. Quant à la Chine, si les réformes étaient initialement accompagnées de prêts du FMI, elle a continué d’ouvrir son marché bien après la fin de ces programmes, en 1988.
Dans son article, Financial Liberalization : Stable Authocraties And Constrained Democracies, Amy Pond, professeur-assistant à Texas A&M University, fournit deux explications à la libéralisation financière en contexte autocratique et a modélisé pour ce faire, les interactions entre élite et citoyens, à l’aide d’un modèle mathématiques basé sur la théorie des jeux.
L’auteur montre qu’une autocratie libéralise son économie dans deux cas de figure. Dans une autocratie stable comme l’Indonésie de Suharto, la libéralisation protège le régime : transférant des ressources aux citoyens, elle rend la révolution relativement plus coûteuse. Dans une autocratie plus instable comme le Chili de Pinochet, la libéralisation protège les intérêts des élites autocratiques en démocratie en limitant la capacité de redistribution du régime futur.
La libéralisation financière, une arme économique ?
Amy Pond définit la libéralisation financière comme la levée des restrictions faites aux flux d’investissement internationaux et à l’exécution des contrats d’investissements. Appuyée par une large littérature, elle montre que ce type de libéralisation financière a deux conséquences.
Premièrement, elle génère des entrées d’investissements et une croissance économique, bénéfiques aux travailleurs, à la productivité et à l’économie en général, tandis qu’elle apparaît coûteuse pour les acteurs financiers nationaux.
Deuxièmement, les flux d’investissement favorisent le développement financier, ce qui rend l’économie plus sensible à la politique gouvernementale. La libéralisation financière facilite la liquidation des actifs et leur circulation à l’étranger. Lorsque les impôts sont élevés, le capital peut désormais fuir à l’étranger, hors de portée des décideurs politiques nationaux. Une évasion de capitaux qui n’est pas sans conséquences sur l’économie : les investisseurs vendent leurs actifs, ce qui fait baisser leur valeur et réduit la croissance économique.
En somme, la libéralisation financière facilite les flux d’investissement, ce qui favorise le développement des marchés financiers et rend l’économie plus sensible à la politique gouvernementale. Alors pourquoi libéraliser quand on est un autocrate ?
Le Chili de Pinochet : une démocratisation sous contrôle
Dans une autocratie instable, le mécontentement est tel que les élites ne sont pas à même d’empêcher la révolution en redistribuant les richesses aux citoyens. Aussi, l’élite autocratique cherche à se protéger des conséquences les plus néfastes de la démocratisation. La libéralisation est intéressante en raison des limites qu’elle impose à la redistribution. Lorsque les marchés financiers sont ouverts, les choix des dirigeants démocrates s’avèrent limités par la capacité de l’élite à déplacer ses investissements à l’étranger et par la dépendance de l’économie à l’égard de ses investissements continus. Un cas de figure que l’auteur illustre par le Chili de Pinochet qui a utilisé la libéralisation pour préparer une démocratie restreinte.
Au Chili, le Général Pinochet s’empare du pouvoir en 1973, suite au coup d’état mené contre le gouvernement Allende. Démocratiquement élu trois ans plus tôt, ce dernier avait mis en place des politiques redistributives, comme les nationalisations ou encore une vaste réforme de la propriété foncière, particulièrement impopulaires parmi l’élite économique – dont beaucoup s’aligneront sur la junte militaire.
Durant ses années à la tête du gouvernement chilien, le général Pinochet va mener une politique d’« ouverture », l’apertura, impliquant une libéralisation complète de l’économie. Ainsi, il met en œuvre dès son arrivée, le décret-loi 600 (1974) qui garantit aux investisseurs étrangers l’accès au marché de change et vise à augmenter les entrées de capitaux étrangers.
Objectif : mettre en œuvre, avant la démocratisation qu’il sait inévitable, des politiques susceptibles de réduire le coût de la démocratie pour ses partisans. Que ce soit sur le plan économique : en libéralisant le marché financier, Pinochet a rendu l’économie nationale dépendante de la poursuite des investissements internationaux et partant, a lié les mains de ses successeurs démocratiques. Ou sur le plan politique, en négociant la transition vers la démocratie après la perte, en 1988, d’un referendum visant son maintien au pouvoir (il le cède en 1990 mais reste commandant en chef des armées avant de devenir sénateur à vie en 1998).
En d’autres termes, la libéralisation a jeté les bases d’une démocratie restreinte que beaucoup d’universitaires observent aujourd’hui au Chili. Selon les mots de l’historien Kenneth Roberts, « dans l’économie chilienne ouverte et internationalement intégrée, les options politiques du gouvernement sont limitées par la dépendance à l’égard des investissements étrangers et la possibilité de fuites des capitaux. » Des contraintes politiques souvent blâmées pour « l’absence d’une fiscalité plus progressive » et « les disparités persistantes à long terme dans la répartition des revenus et des richesses. »
L’Indonésie de Suharto ou comment stabiliser une autocratie
Dans une autocratie stable, l’élite utilise la libéralisation financière pour empêcher la démocratisation. En facilitant l’entrée des investissements étrangers – ce qui augmente les salaires et fait croitre l’économie – la libéralisation financière redistribue une partie des richesses vers les citoyens, ce qui diminue d’autant leur intérêt à faire la révolution : les troubles économiques qui l’accompagnent apparaissent plus coûteux, et la quantité de redistribution qui accompagnera la démocratie devient moins importante. Le modèle montre donc comment les autocrates utilisent la libéralisation financière pour saper l’opposition politique tout en stabilisant l’autocratie. Un cas de figure que l’auteur illustre par l’Indonésie de Suharto dont la politique financière poursuivait deux objectifs : profiter à ses partisans politiques, tout en stimulant l’économie et en légitimant son pouvoir.
Dès son accession officielle à la présidence de la République en 1968 et jusqu’à sa démission en 1998 (il mourra dix ans plus tard, inhumé avec les honneurs militaires) Suharto va utiliser la politique financière pour se maintenir au pouvoir.
Il recourt ainsi à la répression financière au profit de ses partisans, tandis qu’une certaine libéralisation – et les flux d’investissement étrangers qu’elle engendre – contribue au soutien populaire et donc au maintien de son régime. Ce qui fera dire à l’historien James Mackie que « l’Indonésie est l‘un des exemples les plus frappants dans la région Asie-Pacifique d’un pays à faible revenu dont la croissance économique rapide depuis 1966-67 a poussé son système politique non pas vers la démocratisation mais vers l’autoritarisme et un Etat puissant et autonome. »
Suharto va d’abord s’appuyer sur les recettes du pétrole pour acheter des soutiens et assurer son succès politique. Avec le déclin, puis l’effondrement des prix au cours des années 80, il recherche activement l’investissement étranger pour faire décoller la croissance et légitimiter sa politique, tout en veillant à ce que cet investissement soit canalisé par l’intermédiaire d’institutions contrôlées par ses partisans. En 1988, Suharto poursuit la « libéralisation radicale de la réglementation bancaire » tout en maintenant des contrôles stricts sur l’entrée des étrangers dans le secteur. Ce qui lui permet non seulement d’accorder un accès préférentiel au financement mais aussi de canaliser les avantages, y compris les emplois, vers ses partisans politiques.
Ces politiques, apparemment contradictoires, sont centrales à l’équilibre d’une autocratie stable, où la libéralisation partielle est utilisée pour faire croître l’économie tout en maintenant les rentes politiques les plus élevées possibles. Ainsi, l’ouverture économique et la croissance indonésienne sous Suharto ont contribué à saper le soutien aux opposants politiques et à créer une autocratie stable.
Mais, parce que sa légitimité politique était étroitement liée au succès économique, la crise financière asiatique de 1997-98 va affaiblir son pouvoir, le contraignant à la démission.
Le mot de Tafra
Au Maroc, la libéralisation financière a été amorcée par les institutions internationales. Au début des années 1980, le pays traverse une crise financière sans précédent. L’échec de la politique de substitution aux importations et l’augmentation de l’encours de la dette ont dangereusement détérioré les finances de l’Etat. Le coût de la guerre au Sahara et le contexte international – marqué par la chute des prix des phosphates et deux chocs pétroliers – ont contribué à une augmentation de la dette qui atteint des niveaux records. En 1983, le Maroc ne détient plus que six jours de réserves de change ; la possibilité d’une cessation de paiement est évoquée.
Le FMI et la Banque mondiale appellent alors le pays à adopter un plan d’ajustement structurel. Ce qui sera fait dès septembre 1983 avec pour principaux objectifs la rationalisation des dépenses publiques et le retour à un équilibre macroéconomique. Pour y parvenir, le pays met en place de nouvelles dispositions fiscales, dérèglemente son secteur bancaire, libéralise les prix, supprime l’encadrement du crédit et abaisse les subventions publiques.
Dans les années 1990, alors que la pression des institutions internationales se relâche, le Maroc poursuit sa libéralisation via un rythme de réformes soutenu, permettant au pays de renouer avec la croissance économique. Sont alors privilégiées la privatisation de certains secteurs publics (banques, télécom, raffineries), la libéralisation des échanges commerciaux (adhésion à l’OMC en janvier 1995, conclusion de plusieurs accords de libre-échange, notamment avec l’Union européenne et les Etats-Unis), et la protection des investissements internationaux.
La croissance et le développement s’accélèrent au début des années 2000. Alors que son PIB réel augmente de 3,2% au cours de la décennie 90, il poursuit une croissance moyenne de 4,7% au cours de la suivante, puis s’établit aux alentours de 3,9% de 2010 à 2013. Le HCP note alors que de 2001 à 2014, le pays a réduit son taux de pauvreté (moins de deux dollars/jour) des deux tiers, passant de 15,3% à 4,8%, quand il voyait, sur la même période, le taux de précarité glisser de 23,06% à 18,2%.
Pourtant il semble que la machine se grippe à la fin des années 2000. La croissance est jugée insuffisante au regard des besoins socio-économiques croissants de la population. En cause : la faiblesse de l’industrie et la dépendance de l’économie aux campagnes agricoles, dont les résultats restent tributaires des aléas climatiques. S’ajoute à cela la persistance de nombreux déséquilibres au niveau du marché du travail. En 2009, le taux d’activités passait ainsi sous la barre symbolique des 50% pour s’établir à 46,4% en 2016 alors que le chômage stagnait aux environs des 10% la même année.
Outre son insuffisance, la croissance réalisée n’a pas profité à tous de manière équitable. En effet, la libéralisation financière a aussi eu pour effet de consolider l’emprise du capital étranger sur l’économie nationale et de renforcer le poids du capital privé détenu par des hommes d’affaires proches des cercles du pouvoir.
Lors de l’ouverture de la session parlementaire, en octobre 2017, le roi Mohammed VI affirmait lui-même que « si le Maroc a réalisé des progrès manifestes, mondialement reconnus, le modèle de développement national, en revanche, s’avère aujourd’hui inapte à satisfaire les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens à réduire les disparités catégorielles et les écarts territoriaux, et à réaliser la justice sociale. »
Il semble donc que le Maroc soit appelé à déployer un nouveau modèle de développement sans que la libéralisation financière, entamée au début des années 80, soit pour autant remise en cause. S’inscrivant dans la continuité des réformes menées depuis cette date, le Maroc vient de lancer, en janvier 2018, la flexibilisation du dirham.
Pour en savoir plus
Comparative Political Studies, 2018. DOI : 10.1177/0010414017695333