La baisse du taux de participation dans les nouvelles démocraties serait davantage liée à la manière avec laquelle s’est déroulée la transition démocratique qu’à la phase de consolidation démocratique. Explications.
« Taux d’abstention record », « Les citoyens votent de moins en moins » … tels sont les constats rapportés par les media aux lendemains de scrutins électoraux, en particulier dans les pays démocratiques. Il en serait de même dans les nouvelles démocraties où selon la sagesse populaire, la participation électorale s’éroderait à mesure que se consoliderait la démocratie.
Selon les observateurs, les taux de participation atteignent des piques lors des phases primaires du processus de démocratisation pour chuter progressivement au moment de la consolidation. Ce que la littérature explique par l’importance des enjeux lors des premières consultations démocratiques, quand la nature du nouveau régime est encore à déterminer ; les citoyens sont alors naturellement plus enclins à se déplacer aux urnes. Ce qu’ils feraient de moins en moins à mesure de la consolidation démocratique. En cause : leur désillusion vis-à-vis des idéaux démocratiques.
Plusieurs exemples de nouvelles démocraties viennent conforter ces observations. Ainsi en est-il du Portugal qui, vingt ans après sa transition démocratique, a vu son taux de participation chuter de 17,5 points de pourcentage ; du Salvador, de la Corée du Sud ou encore de la Roumanie où là aussi les taux de participation ont respectivement chuté de 29, 30 et 47 points de pourcentage. Pourtant, d’autres exemples infirment l’observation. Ne serait-ce que l’Espagne, voisine du Portugal et ayant subi comme lui une dictature militaire jusqu’au milieu des années 70, où la participation électorale a seulement baissé de 2,6 points en 20 ans, soit 7 fois moins que son voisin ibérique !
Notons également que nous sommes loin d’observer de telles variations dans les démocraties établies, où les taux de participation oscillent d’environ 3 points d’une élection à l’autre.
Participation électorale et transition démocratique
Dans son analyse systématique de l’ensemble des 91 nouvelles démocraties qui ont vu le jour entre 1939 et 2015, Filip Kostelka montre que contrairement aux attentes habituelles, une baisse substantielle de la participation électorale – comme au Portugal – n’a eu lieu que dans une consolidation démocratique sur deux. Dans 16% des cas, les taux de vote ont diminué, comme en Espagne, de moins de 5 points de pourcentage ; alors qu’ils ont augmenté dans 34% des cas ! Partant, Kostelka récuse la causalité systématique établie entre baisse du taux de participation et consolidation démocratique. Selon lui, la participation électorale dépend davantage de la manière avec laquelle s’est déroulée la transition démocratique. Autrement dit, Kostelka soutient que la baisse du taux de vote est plus souvent constatée dans les pays ayant bénéficié d’un « bonus de démocratisation » au moment de la transition, c’est-à-dire d’un pic de participation électorale lors du premier scrutin démocratique.
Pour comprendre ce qu’est ce bonus de démocratisation, l’auteur compare les taux de participation observés dans les pays récemment convertis à la démocratie aux taux de participation de base, c’est-à-dire à ceux qui auraient été observés dans ces mêmes pays, s’ils avaient été des démocraties consolidées[1] (pour les cas de l’Espagne et du Portugal des années 1970, on peut penser aux taux observés à la même époque en Italie).
On parle d’un bonus de démocratisation lorsque le taux de participation observé dépasse celui de base. Pour confirmer son hypothèse, Kostelka a construit une base de données à partir des résultats électoraux obtenus dans les 91 pays, lors des six premiers scrutins législatifs, ce qui correspond à une période de 20 ans. Un choix loin d’être anodin : à ce moment-là, un retour en arrière vers un gouvernement non démocratique est très peu probable – on parle alors de démocratie consolidée.
Démocratisation, par ici le bonus !
Kostelka montre que l’effondrement de la participation électorale s’explique principalement par ce qui se passe lors de la première élection. Deux facteurs sont importants.
Primo, la forme prise par la transition démocratique : plus le rôle de l’opposition est important lors du changement de régime, plus le taux de participation est élevé lors de la première élection ; ce « bonus de démocratisation » est dû à ce que l’auteur appelle « l’euphorie révolutionnaire » : les citoyens sont conscients des enjeux (faire barrière au retour des dictateurs), tout comme de l’importance et de l’impact de leur mobilisation. Ainsi, lorsqu’un régime autoritaire est remplacé par les forces d’opposition ou lorsqu’il s’agit d’une transition négociée, le taux de participation observé lors des premières élections démocratiques dépasse largement le taux de participation de base (Ex le Portugal).
En revanche, cette augmentation est nulle ou négligeable quand le régime autoritaire est renversé suite à une intervention étrangère ou lorsque la transition est initiée par les forces gouvernementales (transformation interne, comme en Espagne); les citoyens étant de fait bien moins engagés.
Secundo, le degré de mobilisation électorale sous un régime autoritaire : plus le régime mobilise ses citoyens lors d’élections régulières, plus la pratique du vote leur est familière et plus ces derniers seront enclins à se déplacer aux urnes lors du premier scrutin démocratique, pour le soutenir ou l’affaiblir. Si le Portugal a vu sa participation dégringoler contrairement à l’Espagne, c’est parce que le Portugal est parti de plus haut : sa transition, largement menée par l’opposition, lui a conféré un bonus supérieur à celui de l’Espagne, où la transition fut encadrée par le régime autoritaire.
Outre ces deux facteurs, l’auteur rappelle que si les taux de participation baissent dans les nouvelles démocraties, c’est parce qu’ils baissent partout dans le monde. Les taux de participation des démocraties établies – notre taux de participation de base – déclinent depuis la fin des années 70. Un affaissement souvent attribué au remplacement générationnel et aux progrès technologiques, économiques et sociaux. Plus instruites et mieux informées, les nouvelles générations sont mieux à même de « décoder le jeu politique ». Aussi, si elles apparaissent moins intéressées par les formes de participation politique « classiques » telles que le vote ou l’engagement militant, elles privilégient en revanche d’autres formes comme les manifestations, les boycotts ou encore l’abstention électorale.
Ces résultats infirment par ailleurs deux des hypothèses les plus souvent citées en sciences politiques pour expliquer le déclin de la participation dans les nouvelles démocraties : la désillusion démocratique et le désenchantement vis-à-vis des performances du nouveau régime. Une fois pris en compte le bonus de l’élection fondatrice, on n’observe pas le lent déclin prédit par les tenants de la désillusion.
Le mot de Tafra
Les conclusions de cette étude soulèvent quelques interrogations sur le cas marocain. En effet, Kostelka s’est servi de la base de données « Polity IV » (version 2015), fréquemment utilisée dans le domaine des sciences politiques pour évaluer les élections en termes de compétition, d’ouverture et de niveau de participation. Les scores politiques des pays y varient de -10 (autocratie complète) à +10 (démocratie totale). Kostelka, se voulant le plus inclusif possible, a qualifié tout passage du négatif vers le positif (ou à 0) de transition démocratique. Or, avec un score de -3 en 2013, le Maroc se classe dans les autocraties fermées, ce qui signifie qu’il n’est pas considéré comme un pays en « transition démocratique ».
Pourtant, si l’on observe les taux de participation électorale depuis 1970 (85%), ils n’ont cessé de baisser jusqu’en 2007 (37%), suivant en cela la tendance observée partout dans le monde. Dès lors, la hausse du taux de participation enregistrée en 2011 (46%), dans le contexte des printemps arabes et de la promulgation d’une nouvelle constitution peut être considérée comme similaire au bonus de démocratisation enregistré lors des premières élections démocratiques. Lors des élections législatives de 2016, ce taux a de nouveau baissé (42.29%).
Reste à définir si l’on a assisté à un trans-placement en 2011, c’est-à-dire à une transition négociée entre les forces du gouvernement et l’opposition – la rue, dans le contexte du printemps arabe – ce qui expliquerait l’augmentation du taux de participation cette année-là ? Ou si « l’alternance consensuelle » de 1998, qui a vu les forces d’opposition accéder pour la première fois au pouvoir sous le règne de Hassan II, peut être considérée, pour rester fidèle à la typologie d’Huntington, comme une transformation interne (changement de régime initié par les forces de gouvernement) où le bonus de démocratisation est égal ou proche de zéro ?
[1] Ce taux est estimé statistiquement en utilisant des prédicteurs standards de la participation électorale : type de régime (présidentiel, parlementaire), vote obligatoire, facteurs politiques (caractère compétitif et décisif des élections), et socio-culturels.
Pour en savoir plus :
American Political Science Review, 2017. DOI: 10.1017/S0003055417000259