Combien de manifestations ont lieu chaque jour au Maroc ? Quels sont les acteurs sociaux qui manifestent le plus, et que réclament-ils ?
Nous rapportons les travaux de la chercheuse Chantal Berman et de son équipe qui, pour comprendre les transformations de la protestation sociale au Maroc, ont constitué une base de données des actions de protestation — manifestations, grèves et sit-in — à partir d’une lecture approfondie de la presse. L’objectif était de recenser les mentions de presse de ces actions, et de collecter, pour chacune, des informations de base telles que le lieu, les revendications, et les acteurs impliqués. Le travail donne une vue du champ de la protestation sur le temps long, couvrant près de 11 ans de protestation (de 2006 à 2016). Lire toute la presse étant impossible, il a fallu faire des choix : la base de données ne considère qu’un seul des quotidiens marocains au tirage le plus important sur la période (Al Massae qui, ayant débuté complémenté sa publication en 2007, a été complété par le quotidien Assabah pour 2006). En outre, la base de données ne couvre que les mois de janvier à mai de chaque année (soit 1650 numéros). Ces choix permettent tout de même d’appréhender les actions de protestation les plus importantes de la période — le 20 février 2011 – ainsi que les protestations quotidiens qui ont lieu durant les mêmes mois des autres années dans la décennie.
Tafra a analysé avec Berman cette base de données afin de dresser dans une série d’articles un portrait des actions de protestation au Maroc durant ces dix années historiques. Nous donnerons une vue d’ensemble sur ces mouvements, sous l’angle des chiffres. Dans cet article, nous décrivons comment cette base de données a été construite et les limites qui entourent inévitablement un tel exercice. Nous posons ensuite deux questions simples : combien d’actions de protestation au Maroc, et à quel sujet ?
Quantifier la protestation : pourquoi ? comment ?
La protestation fait l’objet de nombreux travaux scientifiques (nous fournissons plus bas une bibliographie indicative). Les études sur la protestation et l’activisme se concentrent souvent sur un mouvement – par exemple, le Hirak du Rif, la campagne pour les droits des femmes au début des années 2000 – ou une association de premier plan, comme les manifestations organisées par l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH) au cours des années 2000. Pour analyser ces mouvements, on utilise généralement des techniques qualitatives, comme l’ethnographie et l’analyse historique, et ainsi développer une connaissance approfondie des revendications, des stratégies et du personnel du mouvement en question.
Les bases de données sur les actions de protestation offrent un autre type d’informations. Plutôt que d’offrir une image approfondie d’un mouvement particulier, ces bases de données permettent de dégager des tendances très générales. Elles rassemblent des types d’actions de protestations très différentes – des grandes marches politiques et des actions plus modestes, des grèves syndicales organisées et des barrages routiers spontanés, des manifestations dans les grandes villes, mais aussi dans les régions rurales. Cette approche permet de dégager une perspective macro-sociale de longue durée sur la protestation.
Comment construire une base de données d’actions de protestation ? Les statistiques officielles sont souvent rares et peu détaillées. A ce titre, identifier les actions de protestation mentionnées dans la presse est une approche courante (déjà adoptée au Maroc par Abderrahmane Rachik, pour la période 2009-2013), que Berman a répété. Après avoir testé plusieurs journaux nationaux au tirage important, la chercheuse a sélectionné le journal Al-Massae, qui s’avérait avoir la couverture la plus complète de ce type d’évènements, tant en termes de quantité (nombre d’évènements couverts) que de qualité (niveau de détails pour chaque évènement). Ce quotidien n’ayant débuté sa publication qu’en 2007, la chercheuse a sélectionné le quotidien Assabah pour l’année 2006.
Bien entendu, l’exercice a des limites. Les journaux ne peuvent pas couvrir toutes les manifestations. Le 20 février 2011, jour ayant compté le plus grand nombre de manifestations dans notre base de données, Al Massae rapporte 34 événements, quand le ministère de l’Intérieur relevait des manifestations dans 53 provinces et préfectures. Les journaux ont également leurs propres biais : un journal peut, par exemple, couvrir davantage les manifestations dans certaines régions, ou encore consacrer une couverture plus importante aux manifestations violentes. Ainsi, il serait idéal de varier les sources et de considérer, par exemple, la presse régionale ou les réseaux sociaux. Si l’exercice ne permet pas de dégager un portrait précis de chaque moment de protestation, il donne en revanche un aperçu de son évolution dans le temps, avec des biais relativement constants.
Il est donc important de s’interroger sur la qualité des données. La construction de la base de données a été validée de deux manières. D’abord, est-ce les données font apparaître des tendances visibles, et identifiées par des travaux précédents ? Il semble que oui : on observe un pic de protestation en 2011, l’année du printemps arabe, ainsi qu’un rôle important joué par les organisations syndicales, deux tendances relevées par des travaux précédents. Ensuite, est-ce que l’approche fait mieux que des approches comparables ? Il existe des bases de données internationales de mouvements de protestation, comme GDELT. En lieu et place de codeurs humains, ces bases de données utilisent généralement des algorithmes qui indexent la presse internationale, souvent anglophone. Cette base de données détecte près de 5 fois plus d’évènements que ses concurrents. Considérer les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook semble séduisant, permettant d’appréhender les mouvements sociaux à l’échelle individuelle, mais pose problème dans ce contexte. La présence des Marocains sur les réseaux a fortement augmenté entre 2006 et 2016. S’appuyer sur les réseaux sociaux augmenterait artificiellement le nombre des actions de protestation les plus récentes.
Combien de manifestations au Maroc ?
Les graphiques ci-dessus représente toutes les actions de protestation recensées sur les 11 ans couverts par la base de données, en comptant le nombre de protestations par jour (graphique du haut) et par semaine (graphique du bas). Selon les sources choisies, il y a au Maroc en moyenne 76 actions de protestation par mois, 17 par semaine et 2,5 par jour.
On observe quelques tendances. Au début de l’année 2006 – la première phase de cette étude – le Maroc était déjà le théâtre d’un nombre important de protestations et de grèves, avec un pic de 40 évènements en une semaine. L’année 2006 a vu de nombreuses protestations sociales menées par différents acteurs, notamment les branches locales de l’AMDH et d’ATTAC-Maroc, dans le cadre du mouvement contre la vie chère. Les protestations ont été plus faibles au cours des années 2007-2009, couvrant notamment les questions internationales, telles que la guerre israélienne contre Gaza. Au début de l’année 2010, les protestations ont à nouveau augmenté, avec une mobilisation croissante des syndicalistes et des diplômés sans emploi.
En 2011, même si la plus grande journée de protestation de notre étude a été le 20 février 2011 (34 événements), quand on observe le nombre d’actions par semaine, on constate que les protestations ont été encore plus nombreuses au cours des mois d’avril-mai. En effet, suite au succès des actions de février, divers syndicats et organisations locales se sont enhardis à faire valoir leurs revendications dans la rue. Ainsi, c’est le mois de mai 2011 et plus particulièrement la première semaine de mai qui comptent le plus d’actions de protestation (295 et 84, respectivement).
Au cours des années suivantes, le nombre de protestations a lentement diminué, pour rejoindre en 2015 les niveaux d’avant 2011. Les données se terminent en mai 2016, quelques mois avant le Hirak du Rif, un événement qui montrerait certainement une autre hausse dans notre série temporelle.
Protester pour quoi ? Les politiques sociales et l’emploi au cœur des revendications
Pour comprendre les revendications exprimées lors de ces actions de protestations, Berman et son équipe ont noté les revendications relayées dans les articles de presse et les ont classées dans dix catégories que nous détaillons dans ce qui suit. Le graphique ci-dessous montre la part d’actions de protestation par catégorie au fil du temps.
On observe qu’au cours de la décennie, les Marocains sont descendus dans la rue essentiellement pour des questions sociales et économiques. La catégorie “travail/emploi”, qui représente près de 50 % des manifestations enregistrées chaque année, englobe les protestations relatives aux conditions de travail, aux contrats et aux avantages sociaux, ainsi que les manifestations de chômeurs ou travailleurs informels réclamant des emplois permanents. La catégorie “politique sociale” englobe les protestations portant principalement sur les soins de santé, l’éducation, les infrastructures et le logement. Les manifestations sociales et syndicales sont variées en termes de taille et d’impact – elles peuvent aller de petites manifestations de quartier sur des problèmes de drainage à des grèves nationales dans le cadre d’un dialogue social.
Les revendications relatives aux “droits/libertés civiques” étaient moins répandues mais néanmoins importantes, représentant environ 10% des événements. Dans cette catégorie, les protestations ont surtout porté sur la liberté des médias, le droit de manifester et la justice pour les détenus.
Nous avons constaté que relativement peu d’actions de protestation ont porté des revendications liées au genre et aux droits des femmes, à la gestion de l’environnement ou à la religion (englobant à la fois les mobilisations revendiquant davantage d’influence religieuse dans la vie publique, ou moins d’influence, comme le mouvement des « déjeuneurs »). Ensemble, ces trois catégories représentent, moins de 10% des actions de protestation. Cela ne signifie pas que les organisations religieuses, comme Al Adl Wal Ihsane, sont absentes de ces actions, mais que leurs revendications portent sur d’autres questions. (Selon les sources suivies, la majeure partie des mobilisations où Al Adl Wal Ihsane a participé portent en réalité sur des questions internationales, comme les attaques israéliennes à Gaza, ou des questions sociales.) Cela ne signifie pas non plus que ces trois questions ne sont pas importantes pour les Marocains. Simplement, les données montrent que les citoyens et les groupes d’intérêt investis dans ces questions ont poursuivi leurs objectifs par des stratégies autres que la protestation dans la rue.
La proportion globale de protestations dans les différents domaines est relativement stable dans le temps. Une exception est l’augmentation des protestations sur les “questions internationales” au cours des années 2008 et 2009. La plupart des manifestations internationales de cette période ont appelé à la fin de la violence et de l’impérialisme dans la région arabe. De nombreuses manifestations ont décrié les attaques militaires israéliennes à Gaza ou dénoncé les pratiques de la coalition américaine en Irak. La part des questions internationales a diminué après 2010.
Une dernière tendance temporelle montre le pic des protestations politiques autour de l’année 2011. Les protestations portant sur la politique nationale remettent en question la conception ou la composition du gouvernement, du parlement ou de la constitution. Ces actions de protestation ont atteint un pic en 2011, pendant le Mouvement du 20 février. Mais malgré l’atmosphère politisée, la plupart des revendications ne portaient pas sur des questions d’ordre politique, mais davantage sur des questions de nature sociale et économique, qu’il s’agisse des travailleurs du port de Safi, des résidents de la ville de phosphate de Khouribga ou des employés de la Chaîne 2M. Les actions de protestation politique ont d’ailleurs rapidement diminué dans les années suivantes. Les protestations portant sur la politique locale cherchent, quant à elles, à déloger les autorités ou les hauts fonctionnaires régionales et locales, des gouverneurs impopulaires aux directeurs d’école inefficaces. Alors que les questions de politique nationale ont diminué après le Mouvement du 20 Février en 2011, les questions de politique locale ont persisté, représentant près de 5 % du total des manifestations sur la période post-2011.
Les prochains articles de cette série s’intéresseront aux tendances régionales et aux organisateurs de la protestation : quelles régions protestent le plus, et quelles organisations (syndicats, …) encadrent ces mouvements ?
A propos
Chantal Berman est professeur assistant de science politique à Georgetown University. Elle étudie les causes et les conséquences des actions de protestation, notamment les interactions entre les mouvements de protestation et l’Etat. Sa recherche a été financée par le Social Science Research Council, la National Science Foundation et le American Institute for Maghreb Studies. Elle a été récompensée par le International Studies Association et le American Political Science Association.
Pour en savoir plus
- Bennafla, K. & Seniguer, H (2011). Le Maroc à l’épreuve du printemps arabe : une contestation désamorcée ? Outre-Terre, 29, 143-158
- Bennani- Chraïbi, M (2021). Partis politiques et protestations au Maroc (1934-2020). Presse universitaire de Rennes
- Bogaert. K & Emperador.M (2011). Imagining the State through Social Protest: State Reformation and the Mobilizations of Unemployed Graduates in Morocco. Mediterranean Politics, 16:2, 241-259.
- Liauzu C., Meynier G., Sgroi-Dufiesne M., Signoles M (1985). Enjeux urbains au Maghreb : crises, pouvoirs et mouvements sociaux. L’Harmattan.
- Rachiq, A (2010). Nouveaux mouvements sociaux et protestations au Maroc. Programme d’études « Lien social au Maroc : quel rôle pour l’Etat et l’ensemble des acteurs sociaux ? ». Publication de l’IRES
- Rachiq, A (2016). La société contre l’Etat : Mouvement sociaux et stratégie de rue au Maroc. La croisée du chemin.
- Vairel, F (2014). Politique et mouvements sociaux au Maroc : La révolution désamorcée ? Presses de Sciences Po.
- عبد الرحيم العطري (2007). الحركات الاحتجاجية بالمغرب: مؤشرات الاحتقان ومقدمات السخط الشعبي. دفاتر وجهة نظر. مطبعة النجاح الجديدة
- لحبيب استاتي زين الدين (2019). الحركات الاحتجاجية في المغرب ودينامية التغيير ضمن الاستمرارية. المركز العربي للأبحاث ودراسة السياسات
Crédit photo : Mounir Amhimdet / Hespress