Augmentation des tarifs d’autobus au Mozambique (2012), hausse des prix des denrées alimentaires au Kenya (2011), ou encore suppression des subventions sur les carburants au Nigeria (2012), autant de choix politiques qui ont amené des citoyens de ces pays à descendre dans la rue.
Selon les estimations de la Banque Africaine de développement (BAD), il y a eu cinq fois plus de protestations par an dans ces pays, entre 2011 et 2014, qu’en 2000. Pour une large part, ces mouvements étaient liés à la détérioration des conditions économiques, à la dégradation de la qualité de service, à l’insuffisance des salaires ou aux inégalités économiques. Mais pour les auteurs, ces mouvements se distinguent de ceux identifiés jusqu’alors, car ils ne relèvent ni de mouvements sociaux ni d’organisations syndicales et n’ont pas, contrairement aux manifestations du printemps arabe en 2011, de visée révolutionnaire.
Ces protestations se distinguent également des précédentes vagues de manifestations qu’a connues l’Afrique, celles liées au processus de décolonisation, celles du début des années 90 liées aux mouvements de démocratisation, et celles enfin, des mouvements anti-austérité des années 2000. Menées par des organisations de la société civile, possédant des liens transnationaux, ces premières vagues étaient des mouvements d’élite, top-down, soutenant un objectif de transformation du régime. Aujourd’hui, les manifestants réclament des « prestations de service » sur des « questions de valence », c’est-à-dire sur des questions que personne ne conteste, y compris le gouvernement, mais auxquelles il n’apporte ni les réponses nécessaires, ni l’importance que leur accordent les citoyens.
Aussi, les politologues Adam S. Harris, de l’University College London et Erin Hern, du College of Idaho, Caldwell se sont-ils demandé ce qui pousse des citoyens à faire plus souvent le choix couteux, parfois dangereux, de manifester sur une question ni contestée, ni révolutionnaire ?
Les citoyens protestent quand le vote est jugé insuffisant
Pour Harris et Hern, ce choix s’explique par les limites des canaux conventionnels de participation citoyenne qui ne remplissent pas leur fonction, comme le vote lors des élections.
Ils soutiennent que ces manifestations, qu’ils appellent « manifestations ou protestations de valence » sont un moyen pour les citoyens engagés d’exprimer leurs préférences politiques et de communiquer l’importance relative d’une question de valence lorsque les autres actes politiques, comme le vote, sont insuffisants.
Leur théorie se base sur des observations similaires faites lors de précédentes recherches en Zambie (Hern) et en Afrique du Sud (Harris). Or, une tendance intéressante est apparue : ceux qui étaient susceptibles d’adopter un comportement protestataire n’étaient pas les mécontents en colère mais ceux qui étaient convaincus que leurs actions pouvaient accélérer le changement. Pour eux, la protestation n’est pas un moyen de sanctionner le gouvernement mais plutôt de lui signaler l’importance de leurs préférences politiques.
Reste que ces manifestations sont plus ou moins suivies et que leur ampleur varie. Pour expliquer ces variations et l’importance en Afrique de ce type de manifestations, les auteurs font l’hypothèse que plus les citoyens perçoivent leur gouvernement comme réceptif à leurs actions protestataires, plus ils auront tendance à y participer.
Or, trois circonstances communes empêchent les citoyens d’exprimer leurs préférences politiques par les voies conventionnelles : les systèmes fondés sur l’ethnicité, ceux à partis instables où les partis ne disposent pas de programme, et les régimes à parti dominant où la concurrence est peu intense. Dans de tels systèmes, les électeurs ne peuvent pas compter sur l’arène électorale pour communiquer leurs préférences ; par conséquent, la protestation peut être une solution plus efficace.
Pour tester ces différentes hypothèses, les auteurs utilisent une analyse de régression multi-niveaux, en s’appuyant sur les données d’un sondage de l’Afrobaromètre 5 publié en 2015, portant sur la participation citoyenne aux manifestations. Pour isoler les pays où les manifestations de valence sont les plus courantes, ils croisent ces données à celles du Social Conflict Analysis Database (SCAD). Cette base de données répertorie les manifestations en Afrique entre 1990 et 2015, en identifiant le type de participants et leurs revendications.
Partant d’un échantillon de 28 pays, ils élargissent ensuite l’analyse aux pays où les manifestations de valence sont les plus présentes, en veillant à les distinguer des manifestations à visée idéologique ou révolutionnaire. Enfin, une deuxième analyse de régression leur permet de vérifier quels éléments contextuels augmentent la participation citoyenne à ce type de manifestations.
Plus le gouvernement est perçu comme réceptif, plus les gens manifestent
Ils examinent la validité de cette hypothèse sur un échantillon de pays africains, tout en excluant les pays d’Afrique du Nord (éliminés à cause des conditions particulières du printemps arabe). Selon leur analyse des données du SCAD, la majorité des manifestations – 49% de leur échantillon de base – sont des manifestations de valence.
L’analyse du sondage de l’Afrobaromètre 5 confirme ce résultat : une majorité de participants indiquent que leur participation aux manifestations avait pour cause des questions de valence ; 40% identifient ainsi les services publics comme le problème le plus important à régler, devant le chômage (34%) ou l’approvisionnement en eau (23%).
Il apparaît également que les citoyens qui perçoivent le gouvernement comme réceptif à leurs actions ont 77% plus de chances d’aller manifester. Cette dernière variable vient compléter d’autres éléments déjà établis par la littérature sur les mouvements sociaux et confirme qu’être un homme, de milieu urbain, instruit, jeune et impliqué dans d’autres formes d’action politique augmente le taux de participation aux manifestations.
Pour vérifier ces données, ils mènent une deuxième analyse de régression pays par pays. Dans 19 cas sur 28, il existe une corrélation positive entre le degré de réceptivité perçu par la population et l’amplitude de la participation à une manifestation de valence. Reste que si leur théorie est valide au Ghana, à Madagascar ou en Tanzanie, elle ne l’est pas au Mali, au Malawi ou au Bénin. Pays qui ont la particularité d’avoir connu peu de manifestations de valence ou d’avoir eu des mouvements sociaux aux caractéristiques sociales très particulières.
Dans un deuxième temps, ils cherchent à vérifier dans quelle mesure le contexte politique influe sur la réceptivité perçue du gouvernement et donc sur le taux de participation aux manifestations de valence. Pour cela, ils examinent trois contextes particuliers : les systèmes politiques ethnicisés, instables ou à parti dominant.
Vote ethnique et instabilité partisane, des facteurs peu concluants
Dans un système basé sur l’ethnicité, le vote est plus souvent lié à une coappartenance ou à une différence ethnique qu’à un programme politique. Il est donc moins probable que les élections permettent l’expression d’une réelle préférence politique.
Similairement, la volatilité du gouvernement dans un système à partis instables augmente l’incertitude des citoyens et diminue la capacité des votants à choisir un parti ou à sanctionner ses dirigeants.
Pour les systèmes politiques basés sur l’ethnicité (Ghana, Sierra Leone), de même que pour les systèmes de partis instables (Madagascar), Hern et Harris trouvent peu, voire aucune corrélation entre ces facteurs et le degré de réceptivité du gouvernement aux mouvements de protestation.
On manifeste plus dans les systèmes à parti dominant
En revanche, ils trouvent une corrélation positive entre un système de parti dominant et le degré de réceptivité du gouvernement aux actions protestataires.
Ainsi en est-il en Tanzanie, en Ouganda, au Botswana ou encore en Afrique du Sud où des partis uniques dominent le système politique de longue date, en l’absence de toute concurrence. Il apparait que les populations ont du mal à voter contre ces partis, bien souvent à cause de ce qu’ils représentent (libération du joug colonial ou fin de l’apartheid). Le cas de l’ANC en Afrique du Sud est à ce titre révélateur : seulement 36 % des Sud-Africains pensent que le vote peut être utile. Mais selon les données d’une enquête menée en 2011, Harris constate que lorsque les partisans de l’ANC se voient rappeler le rôle de libérateur de l’apartheid, ils sont plus enclins à voter pour l’ANC et à protester contre lui pour de meilleurs services.
Conclusion
Les manifestations de valence permettent aux citoyens engagés d’exprimer leurs préférences politiques sur des questions relatives aux biens et services délivrés par le gouvernement. La participation à ce type de manifestations est plus importante lorsque les voies classiques de participation citoyenne ne fonctionnent pas, et lorsque les citoyens perçoivent leur gouvernement comme réceptif. Cette étude a mis en avant que cette perception varie selon les contextes. Ainsi, au sein d’un système à parti unique, les citoyens ont tendance à percevoir leur gouvernement comme plus réceptif et partant, à s’engager dans ce type de protestation.
Pour les auteurs, les études des mouvements sociaux gagneraient à se concentrer sur les manifestations de valence en le considérant comme un phénomène spécifique. Ces dernières sont présentes ailleurs que sur le continent africain : au Moyen-Orient, en Afrique du Nord (Égypte et Jordanie) mais aussi en Europe de l’Est (Ukraine).
Après les printemps arabes, un bon nombre de manifestations de valence ont éclos, attirant l’attention des gouvernements sur des problèmes spécifiques comme la hausse des prix ou les pénuries alimentaires, en lieu et place de revendications portant sur la chute ou le changement de régime.
Le paradigme des manifestations de valence, auquel cet article apporte une contribution, gagnerait à être approfondi, précisé et même critiqué, en examinant les limites de sa validité. De futures recherches, suggèrent les auteurs, pourraient ainsi se concentrer sur les liens entre ces manifestations et des mouvements idéologiques ou antisystèmes. Il s’agirait aussi, pour complémenter cela, de préciser les mécanismes par lesquels les citoyens s’adaptent à des systèmes démocratiques dysfonctionnels.
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Comparative Political Studies, 2018. DOI: 10.1177/0010414018806540