A l’approche des élections, les partis ont recours à la corruption pour financer leur campagne. C’est en tout cas le cas en Argentine.
C’est un secret de polichinelle : la corruption est très répandue au sein des jeunes démocraties. Les élites politiques abusent régulièrement des fonctions publiques pour en retirer des gains privés. Généralement, les revenus de la corruption servent deux objectifs distincts : l’enrichissement personnel (corruption personnelle) et le financement politique (corruption politique). Obtenir ou rester au pouvoir étant crucial pour les élites politiques, il est raisonnable de s’attendre à ce que leur propension à tomber dans la corruption varie en fonction de la proximité des élections — en d’autres termes, à ce que la corruption réponde au cycle électoral.
Cet article de Valentin Figueroa, doctorant au département de Sciences Politiques de l’Université Stanford, s’interroge sur la manière dont corruption et cycle électoral se répondent. D’un côté, la corruption pourrait diminuer à l’approche des élections. Les politiciens voudraient éviter d’être impliqués dans un scandale de la sorte avant l’élection, car cela pourrait nuire à leurs chances de victoire. Ils préféreraient ainsi percevoir un pot-de-vin qui les enrichirait personnellement quelques jours après les élections, plutôt que quelques jours avant. D’un autre côté, il est possible que les politiciens s’adonnent à la corruption avant les élections, afin de financer leur effort de campagne et ainsi augmenter leurs chances de victoire.
Figueroa montre qu’au lieu d’inciter les politiciens à la probité, les élections exacerbent au contraire la corruption politique : à l’approche de celles-ci, la corruption augmente substantiellement. Pour ce faire, l’auteur se penche sur le cas de l’Argentine. Il examine un ensemble inédit de manuscrits contenant près de 400 pages de rapports quotidiens sur la collecte et la livraison de pots-de-vin entre 2009 et 2015. Les données concernent un réseau de corruption constitué de politiciens, de hauts fonctionnaires issus du Ministère de la Planification et d’un cartel d’hommes d’affaires du secteur de la construction. Les hommes d’affaires obtenaient des contrats publics à des prix gonflés, remettaient en échange des rétrocommissions aux fonctionnaires, qui eux-mêmes livraient une partie des fonds aux cadres du FPV (Frente Para la Victoria), le parti qui les a nommés et qui a dirigé l’Argentine de 2003 à 2015.
Les carnets, rédigés par l’un de ces hauts fonctionnaires, décrivent 155 épisodes de collecte de pots-de-vin et 50 épisodes de livraison aux chefs du parti, établissant une sorte de comptabilité du réseau. Au total, les carnets documentent le traitement d’environ 200 transactions illicites et décrivent l’ensemble de la « chaîne de valeur » : la collecte de rétrocommissions par les hauts fonctionnaires, avec les montants en jeu, et la livraison de ces rétrocommissions aux politiciens. La période concernée par les carnets, soit de 2009 à 2015, couvre trois élections présidentielles, chacune impliquant des élections primaires ainsi qu’un premier tour deux à trois mois plus tard, et un deuxième tour un mois après.
À l’approche des élections, un regain de la corruption politique
Pour identifier si la corruption augmente à l’approche des élections, il faut comparer les transactions effectuées lors d’une période préélectorale à une période sans élections. Toutefois, toutes les comparaisons ne sont pas bonnes à prendre. Imaginons que des élections aient eu lieu le 1er novembre 2015, et que l’on compare les pots-de-vin versés au mois d’octobre 2015 au même mois de l’année 2014, qui n’a pas connu d’élections. Si l’on observe plus de pots-de-vin versés en octobre 2015 qu’en octobre 2014, peut-on en conclure que c’est directement dû à l’approche des élections ? Pas nécessairement, puisque d’autres facteurs — une croissance de demande dans le domaine du BTP, par exemple — peuvent avoir leur poids dans cette dynamique.
L’auteur compare alors les pots-de-vin versés juste avant une élection à ceux versés juste après. L’approche réduit le risque que d’éventuelles différences observées entre les deux périodes soient dues à d’autres facteurs que l’élection elle-même. Il considère ainsi des fenêtres temporelles de plus en plus petites…
Il montre ainsi (Figure 1) qu’en comparant une longue fenêtre temporelle (un mois avant/après l’élection), on ne voit pas de différence, ni en termes de collecte de pots-de-vin (panels de gauche et du milieu), ni en termes de versements (panel de droite). En revanche, la corruption augmente de manière substantielle quelques jours avant les élections : deux semaines avant, les bureaucrates ont, en moyenne, collecté environ 350 000 dollars de plus en pots-de-vin et ont augmenté de 9,6 points de pourcentage les chances de livrer des fonds aux politiciens que dans les deux semaines qui suivent des élections.
Les résultats suggèrent que la corruption augmente sensiblement à l’approche des élections, vraisemblablement pour financer des efforts de campagne de dernière minute. Les montants en jeu sont relativement importants : en 2019, les partis politiques argentins ont reçu de l’Etat près de 23 millions de dollars pour financer leurs campagnes. Ce bonus de 350 000 dollars par jour durant les deux semaines précédant l’élection représente donc près de 1,5% du financement public total de la campagne.
L’auteur compare enfin les périodes préélectorale et postélectorale aux périodes où il n’y a pas d’élection. Il montre ainsi que la corruption en période préélectorale est plus élevée qu’en l’absence d’élections. Au contraire, la corruption en période postélectorale est comparable aux périodes sans élections. La corruption augmente avant les élections, puis retrouve ses niveaux normaux après.
Le mot de Tafra
Le travail de Figueroa montre que les élections ne jouent pas le rôle qu’on leur attribue généralement : au lieu d’inciter les hommes politiques à se distancier d’un possible scandale politique, elles contribuent à les pousser à chercher des fonds de toutes les manières possibles, y compris à travers la corruption. La motivation est davantage de gagner les élections que de s’enrichir personnellement, au point que l’appât du gain (des élections) pousse les politiciens à risquer le scandale afin de financer leur campagne.
Ce comportement inquiétant pousse à s’interroger sur le financement des campagnes électorales. L’Argentine et le Maroc présentent en effet de nombreuses similitudes : deux pays en développement qui tiennent depuis peu des élections libres et compétitives, et où les campagnes électorales sont financées par l’argent public. Il est donc vraisemblable que les conclusions de Figueroa s’étendent au Maroc, et que les partis soient tentés d’avoir recours à de l’argent sale pour financer leurs campagnes. En ce sens, les restrictions strictes qui encadrent la tenue des campagnes électorales au Maroc pourraient être appropriées, puisqu’elles pourraient limiter des pratiques qui, en fin de compte, minent la confiance que les citoyens placent dans les institutions représentatives et donnent un avantage disproportionné aux partis en exercice, puisque ceux-ci sont mieux à même de s’approprier les deniers publics. A ce titre, la récente proposition de plusieurs partis politiques de réduire la durée de la période de campagne électorale de 14 à 10 jours pourrait aussi être bienvenue : des campagnes plus courtes coûtent moins cher, et limitent par conséquent le besoin d’avoir recours à la corruption pour les financer. Dans le même ordre d’idées, il serait souhaitable que la Cour des Comptes augmente son contrôle des finances des partis politiques.
Notons enfin que si les restrictions entourant les campagnes électorales au Maroc pourraient jouer un rôle positif concernant les actes de corruption, il y a un prix à payer : des campagnes plus strictement encadrées limitent la capacité des partis à mobiliser les citoyens autour d’un programme, compliquant d’autant leur rôle de véhicule des aspirations populaires.
En savoir plus
Figueroa V. Political Corruption Cycles: High-Frequency Evidence from Argentina’s Notebooks Scandal. Comparative Political Studies. Juillet 2020. https://doi.org/10.1177/0010414020938102